Sur la Route Bleue Mythique de la Caraïbe By Odyssea

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Usines Centrales

Le trésor de la Martinique

De la société d’Habitations aux usines centrales, mutations techniques, économiques et sociales des colonies

La Révolution industrielle va, à partir de l’Angleterre et de quelques régions de l’Europe occidentale, bouleverser les modes de production et de distribution des richesses. Elle avait été précédée en Angleterre (en France également, dans certaines régions), par une révolution agriculturale. Dans les deux cas, on observe des transformations techniques et sociales. 

Dès la fin de la décennie 1830, l’ancien système traditionnel de production sucrière au sein de grandes habitations mêlant production et transformation, est désormais périmé, ou sur le point de l’être, à la fois techniquement, économiquement et socialement partout dans l’ère de production sucrière des Caraïbes.

Sur la Route Bleue Mythique de la Caraïbe by Odyssea

De la société d’Habitations aux usines centrales

La genèse de la révolution industrielle du sucre

La Révolution industrielle va, à partir de l’Angleterre et de quelques régions de l’Europe occidentale, bouleverser les modes de production et de distribution des richesses. Elle avait été précédée en Angleterre (en France également, dans certaines régions), par une révolution agriculturale. Dans les deux cas, on observe des transformations techniques et sociales. 

Dès la fin de la décennie 1830, l’ancien système traditionnel de production sucrière au sein de grandes habitations mêlant production et transformation, est désormais périmé, ou sur le point de l’être, à la fois techniquement, économiquement et socialement partout dans l’ère de production sucrière des Caraïbes. 

Le XIXe siècle est celui des émancipations, entre 1793 à Saint-Domingue et 1888 au Brésil. L’esclavage est aboli en 1834-1838 dans les British West Indies, en 1846 dans les colonies danoises des Caraïbes, en 1847 à Saint-Barthélémy (alors suédoise), en 1848 en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, en 1863 dans les colonies néerlandaises, en 1865 aux Etats-Unis, en 1873 à Puerto Rico, en 1886 à Cuba. La plupart de ces colonies, ont pour principale activité la culture de la canne à sucre et la production de sucres bruts, non raffinés. Ces économies sucrières connaissent une crise depuis le début du XIXe siècle. Difficultés d’écoulement sur les marchés européens peu à peu envahis par le sucre de betterave, droits de douane jugés trop élevés pour l’accès à ces marchés, archaïsme du matériel de production et endettement chronique des exploitants auprès des armateurs et négociants des grands ports atlantiques sont, en schématisant, les caractéristiques essentielles des plaintes de ces derniers à l’adresse du pouvoir central. 

Le rythme des mutations survenues dans les techniques de production est spécifique à chaque domaine colonial. L’île de Cuba est la première à industrialiser sa production sucrière. Dès les années 1830-1835, de grandes centrales, dont le matériel provient de Grande-Bretagne, de France et des Etats-Unis sont érigées, utilisant la main d’œuvre esclave déjà sur place à laquelle s’ajoutent des Africains introduits par la traite clandestine et des contingents de travailleurs chinois engagés sur contrat. 

Les colonies britanniques, les premières où est promulgué un décret d’abolition de l’esclavage après Saint-Domingue/Haïti, ne connaissent pas de développement industriel ni de modernisation minimale de leur matériel de production avant le dernier tiers du XIXe siècle. Les premières usines n’y sont construites qu’à partir de 1870 à Sainte-Lucie et à Trinidad. L’importante main d’œuvre que ces colonies font venir d’Inde notamment travaillant sur les anciennes plantations. Le processus est quasiment identique pour les colonies danoises puis néerlandaises. 

Dans les colonies françaises en revanche, le processus des mutations techniques sur la voie de l’industrialisation de la production sucrière, s’il est accompagné de nombreuses réticences, est beaucoup plus précoce et rapide. Les principales étapes du processus succèdent à une période, 1830-1848, pendant laquelle se multiplient les projets de réforme du traitement des sucres coloniaux.

La mutation des habitations sucrières

Victor Schoelcher, ardent défenseur de l’abolition de l’esclavage et humaniste martiniquais est l’auteur le plus célèbre et le plus prolixe en matière de projets visant à la réorganisation socioéconomique des colonies. Il préconise dès 1840 l’implantation de banques, d’établissements de crédits spécialisés et un ensemble de mesures sociales relatives au devenir de la main d’œuvre des usines sucrières. En 1848, une quantité difficilement chiffrable de mémoires et projets d’industrialisation des colonies s’empile sur les bureaux du ministère de la Marine et des Colonies.

L’accroissement considérable de la production métropolitaine de sucre de betterave entraîne une baisse du prix du sucre. Le manque de main d’œuvre après l’abolition de l’esclavage prononcé en 1848, enchérit les coûts et les rendements de production. Les vieilles habitations-sucreries ne sont plus compétitives au regard de leurs équipements désuets par rapport aux progrès technologiques apparus en Europe.  

Progressivement, les propriétaires antillais commencent à envisager la création de grandes usines centrales, utilisant des méthodes mécanisées de fabrication empruntées à la sucrerie de betterave qui se développe en métropole et manipulant les cannes des habitations environnantes. 

Mais de nombreuses réticences subsistent liées d’une part à la mauvaise circulation de l’information technique. La publication de comptes rendus d’expérimentations dans la Revue Coloniale, parait à Paris et les chambres de commerce et d’agriculture regroupent des colons souvent plus préoccupés des conséquences sociales de tout changement que de mesures d’amélioration des rendements proposées ; D’autre part, les propriétaires de sucreries refusent toute innovation technique sans appui financier ni protection commerciale assurés par le pouvoir central. La construction d’usines sucrières suppose non seulement un matériel de production coûteux mais aussi le développement d’un réseau de chemin de fer jugé trop onéreux. Enfin ils exigent des garanties d’ordre social et d’approvisionnement en main d’œuvre meilleur marché que les salariés potentiels que devenaient les «nouveaux libres».

Peu à peu cependant, les habitations sucreries cessent de produire elles-mêmes leur propre sucre pour ne plus être désormais que de simples plantations de canne, séparées des usines et leur fournissant seulement leur matière première.

Pour essayer d’enrayer cette évolution, certains habitants-sucriers résistent en empruntant au Crédit Foncier Colonial qui vient de se créer pour aider à la modernisation des colonies. Quelques-uns tentent l’installation d’une usine sur leur plantation, mais la plupart se contentent d’améliorations plus modestes, achat d’une petite machine à vapeur, modification du système d’évaporation et/ou de cuisson, adjonction de turbines…

D’autres propriétaires de plusieurs habitations conjointes, pour accroître les dimensions de leurs entreprises et essayer ainsi de diminuer un peu leurs coûts, les réunissent en une seule exploitation et concentrent la production sur un seul moulin. 

Beaucoup de ces prêts consentis par le Crédit Foncier Colonial à des habitants-sucriers sont utilisés par ceux-ci pour « tenir » quelques années de plus en perdant de l’argent avec leur moulin à vent et leurs chaudières dans la tradition « du père Labat », avant d’être finalement expropriés et voir leurs habitations rachetées par les usines. 

Les usines centrales face aux crises

Dans les îles françaises la taille des exploitations est trop modeste (entre 100 et 150 hectares) pour mettre en place des procédés industriels autour de moulins à vapeur puissants. D’autant qu’intervient le problème du combustible: l’efficacité suppose que le moulin puisse utiliser la bagasse pour chauffer la machine à vapeur, or cela suppose des quantités suffisantes de cannes cultivées et donc des domaines plus importants que ceux existants. Les changements technologiques s’accélèrent: à la mécanisation à vapeur s’ajoute le système d’évaporation à multiples effets, la cristallisation et le turbinage de la masse cuite, toutes opérations faites sous vide. 

Les propriétaires sucriers des Habitations ne pouvant faire face aux investissements nécessaires à la transformation des outils productifs, favorisent ainsi l’apparition et la concentration d’énormes usines: 21 en Martinique entre 1870 et les débuts de la décennie 1890, 22 en Guadeloupe en 1884. Le rendement canne-sucre s’améliore fortement, la qualité du sucre est supérieure, la production non seulement se concentre massivement, mais s’accroît très fortement, d’où la crise de surproduction de 1884. 

Cette crise, due à l’apparition d’une situation structurelle de surproduction à l’échelle mondiale, est aggravée par la politique de dumping menée par les principaux pays européens producteurs de sucre de betterave (France, Belgique, Allemagne, Autriche-Hongrie) qui essayent d’écouler leurs surplus sur les marchés étrangers. Elle s’inscrit en outre dans le cadre de la « Grande Dépression » de l’économie mondiale de la fin du XIXe siècle (1873-1896).

Dans un premier temps, il va y avoir séparation de l’activité industrielle (usine) et de l’activité agricole (cannes): une grande usine centrale va prendre sous contrat long un certain nombre d’habitations qui abandonnent leur industrie. Elles ne sont plus que des plantations qui vendent leurs denrées agricoles.

Le 31 janvier 1860, Jean-François Cail qui avait dès les années 1840 investi dans la construction d’usines sucrières dans les colonies françaises et devait prendre une part de plus en plus active – voire exclusive – dans le processus d’industrialisation de la Guadeloupe et de la Martinique, adresse au gouvernement impérial une brochure intitulée «Mesures proposées au gouvernement pour changer la situation de nos colonies des Antilles» qui justifie la centralisation de l’industrie du sucre et la division du travail. Avant la fin du XIXe siècle, vingt usines sont construites en Guadeloupe, seize en Martinique ainsi que dans chaque île, un réseau de chemin de fer les reliant aux campagnes. La rapidité du traitement des cannes étant indispensable, chaque usine établit son propre réseau de chemin de fer, la reliant aux habitations adhérentes.

Mais ces grandes usines centrales supposent un approvisionnement massif et rapide en cannes. Les anciennes habitations de superficie trop modeste ne peuvent fournir suffisamment de matière première à une usine moderne, l’espace cannier n’étant pas suffisant à une production efficiente de sucre.

La naissance du rhum agricole

Dans un second temps, les usines grossissent en Martinique comme dans toutes les régions sucrières et entre 1884 et 1896 une grave crise de surproduction entraîne la fermeture de nombre d’entre elles.
Souvent, l’usine a été amenée à racheter des habitations seulement agricoles, peu profitables et endettées, en Guadeloupe ce fut le cas à partir de 1875. Ainsi s’est constitué un très grand domaine autour de l’Usine sucrière et s’est reconstitué une intégration agriculture – industrie. Ce n’était pas une politique volontaire de la part des usiniers qui, généralement, préféraient acheter les cannes plutôt que les produire, mais l’effondrement des anciennes habitations et la nécessité d’un approvisionnement massif, régulier et rapide en cannes imposèrent cette concentration verticale.

Les unités de production trop éloignées des centres de production des usines centrales ou peu accessibles à la mécanisation du fait de leur implantation dans des zones montagneuses ou vallonées comme en Martinique, commencent à abandonner la production de sucre pour laquelle ils ne sont plus compétitifs et vont peu à peu réaliser leur propre distillation à partir du pur jus de canne à sucre et se reconvertir dans la fabrication de Rhum ce qui donnera naissance au rhum agricole.  En Guadeloupe, l’implantation de grandes unités dans des plaines arrosées et accessibles a permis de poursuivre jusqu’à aujourd’hui le traitement des cannes à sucre par les usines centrales et le développement du rhum industriel. 

La Martinique est à la fin du XIXème Siècle, le premier exportateur de Rhum au monde mais le Rhum agricole reste dirigé vers la consommation locale et vers quelques clients privilégiés de métropole
La destruction complète en 1902, lors de l’éruption de la Montagne Pelée, de Saint Pierre, la capitale de l’Ile et centre de commerce de toutes les Antilles, anéantit l’essentiel du potentiel de production de Rhum industriel. Et, ce sont surtout les usines sucrières qui, avec une remarquable capacité de récupération, reprennent la fabrication de Rhum industriel. La prospérité revient assez vite pour le Rhum du fait de la pénurie d’alcool en France lié à la crise du phylloxéra puis à la guerre de 14-18.

La première Guerre Mondiale et les années immédiatement postérieures constituent une période d’extraordinaire prospérité et de bénéfices records pour les usines et distilleries antillaises, grâce au formidable « boom » de la production de rhum. En effet, l’armée a besoin de quantités considérables d’alcool pour la fabrication des poudres et explosifs, mais les régions betteravières du Nord et de la Picardie, traditionnellement ses plus gros fournisseurs à cet égard, sont envahies ou situées dans la zone des combats et seules les colonies peuvent fournir la matière première indispensable. D’autre part, en raison de l’importance de cette demande, le prix du rhum augmente très rapidement, les distilleries se multiplient, les exportations de rhum bondissent, tandis que celles de sucre diminuent.

Pourtant, au lendemain de la guerre, la France, sous la pression des producteurs métropolitains d’eau-de-vie de vin, contingente les importations de rhums de ses colonies. Au-delà d’un contingent fixé pour chacune d’entre elles, les importations sont taxées comme les alcools étrangers. Après la deuxième guerre mondiale, le sucre a cédé la place à la banane. La production de Rhum de mélasse s’effondre et les entreprises qui en importent ne peuvent supporter les coûts de production. A l’inverse, la production de Rhum Agricole progresse à partir du dynamisme de la consommation locale et de la notoriété jusqu’en métropole de quelques grandes marques.

Aujourd’hui de la quarantaine d’usines, les centrales sucrières, construites entre les années 1860 et 1880, cinq seulement restent en activité, une en Martinique, trois en Guadeloupe et une à Marie-Galante.