Les récits de la mer de la
Canne, Sucre au Rhum Patrimoine
de la Grande Caraïbe

1. D’où vient la Canne à Sucre?

La canne à sucre est connue depuis la Préhistoire et son voyage va durer près de 2000 ans pour l’amener depuis la lointaine Nouvelle Guinée jusqu’aux rivages de la mer des Caraïbes.

Dans un récit de voyage entre l’Indus et l’Euphrate qui date de 327 av. J.-C, Néarque, un général d’Alexandre le Grand, parle d’un « roseau indien qui donne du miel sans l’aide des abeilles, à partir duquel on élabore une boisson enivrante ». Il s’agit de la plus ancienne trace écrite connue témoignant de l’existence de la canne à sucre dans le monde. Ce « roseau sucré » originaire du Sud-Est asiatique a constitué pendant longtemps l’une des principales sources de saveur sucré au monde. Cultivé très tôt pour le goût si apprécié des petits cristaux obtenus à partir de ses tiges, sa diffusion a transformé la face du monde.

Commerce, échanges et voyages amènent la canne à sucre en Inde, en Chine puis au Moyen-Orient. Les conquêtes arabes du VIIe siècle achèvent son acheminement en Méditerranée où sa culture se développe. Les Portugais et les Espagnols qui ont colonisé respectivement Madère (1420) et les Canaries (1480) y multiplient les plantations de canne à sucre, motivés par le désir de libérer le monde chrétien des importations de sucre de canne d’Orient. Christophe Colomb amène la précieuse plante des Canaries à Haïti, puis à Cuba et lors de son deuxième voyage vers le Nouveau Monde, à Porto Rico, qui voit ainsi pour la première fois des plantations de Canne à sucre.

A la fin du XVIIIe siècle, le Brésil et les Antilles sont les grands centres mondiaux de la production de la canne. Tout concourt à son succès : climat chaud avec alternance de saisons humides et chaudes, liaisons commerciales faciles et relativement courtes avec l’Europe. Le sucre devient le premier des produits exotiques.

2. Qui l’a apportée dans les Caraïbes ?

Les plantations de canne à sucre s’étendent un peu partout sur les côtes du Brésil, au Pérou, dans les Guyanes et sur la presque totalité des îles antillaises. La main-d’œuvre commence à manquer et le recours aux esclaves importés d’Afrique (ils étaient 10 000 en 1584) s’impose. Le sucre de canne occupe la première place et détient le monopole absolu du commerce avec le continent. On comprend de ce fait que l’acquisition (le plus souvent par la force) de régions propices aux plantations de cannes à sucre dans les tropiques, constitue un des buts principaux de la politique coloniale des pays européens.

Le développement des techniques de terrage des Brésiliens et leur maîtrise du broyage des cannes par l’utilisation des moulins, se répand dans toute les Antilles lorsqu’ils sont chassés du Brésil.

À ce moment-là, on ne parle pas encore de rhum. Mais on se rend compte rapidement qu’en distillant les chutes de la production de sucre, on peut faire un spiritueux qu’on va appeler à l’époque le kill devil, tafia… Ce sont les colons qui se sont installés sur les îles des Caraïbes, mais aussi au Mexique et au Brésil, en Guyane… qui commencent à boire du rhum. La boisson est réservée aux plus pauvres, ceux qui n’ont pas les moyens de s’acheter les alcools, spiritueux et vins du continent, comme le cognac.

« Dans l’évolution de cette boisson devenue quasi mythique se reflète une bonne part de l’histoire mouvementée des deux rives de l’Atlantique ». Le rhum associé au commerce du sucre dans les Antilles, sa production et sa consommation sont liés pendant des siècles à l’histoire coloniale, à celle des métropoles et à la première mondialisation. Quand le bassin caribéen devient un centre majeur de production sucrière, c’est donc tout naturellement que les populations locales découvrent que l’on peut également tirer de cette plante une boisson alcoolisée.

3. Pourquoi le Rhum était la boisson préférée des marins?

En 1644, un missionnaire portugais chassé du Brésil, introduit en Martinique des techniques de production de sucre et de distillation d’une eau de vie de sucre.
Plus tard, on l’appelle guildive (lorsqu’elle provient du jus de canne) ou tafia (lorsqu’elle provient de la mélasse). Il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour voir s’imposer la dénomination « rhum ».

D’abord considérée comme une boisson vulgaire, la consommation du rhum est le privilège des parias, des populations serviles et des marins car les colons européens lui préfèrent le vin et les alcools qu’ils font venir du vieux continent.

Sa conservation facile et ses prix bas en font rapidement la boisson préférée sur les navires. Jusque-là, l’eau croupissait et le vin tournait en vinaigre. Seul le rhum pouvait traverser l’Atlantique en gardant toutes ses qualités. En 1731, l’Amiral Vernon, surnommé « Old Grog » car il portait un vêtement de grogram (un mélange de soie et de laine), institue la distribution d’une ration quotidienne de « grog » (mélange d’eau, de rhum et de citron) aux marins britanniques. Cette tradition s’est perpétuée jusqu’en 1970, année où l’achat des rations avait coûté 70 000 £ à l’amirauté britannique.

Omniprésent dans l’univers des pirates et flibustiers qui écument la mer des Caraïbes, le rhum accompagne toujours les pillages, les échanges de butin et les festivités. Il joue même un rôle funeste pour certains d’entre eux : John Rackam et son équipage se sont fait prendre par la Marine Royale après avoir beaucoup abusé du rhum du navire qu’ils venaient de piller, et ils furent pendus haut et court en 1720.

4. Qui sont les premiers amateurs de Rhum?

Au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’accroissement de la production de sucre, les avancées techniques de la distillation et la diffusion progressive de sa consommation dans la société, entraînent le fabuleux essor des rhums antillais. L’invention de gros alambics et du processus de double distillation permettent même à certains de commencer à devenir des rhums de grande qualité.

Dans les Antilles françaises, le Père Labat (1663-1738) est à l’origine de plusieurs avancées techniques, comme les célèbres alambics en cuivre dits du « Père Labat » qu’il importe de France et adapte à la canne à sucre et que l’on retrouve tout au long du XVIIIe siècle en Martinique et en Guadeloupe.

L’île voisine de la Dominique est très active aussi dans le commerce du rhum et de la mélasse grâce aux ports de Roseau et Prince Rupert’s Bay, tout comme Sainte-Lucie.

Le rhum pénètre les marchés européens et séduit ensuite les consommateurs américains. Mais dans un premier temps c’est le marché anglais, où des villes comme Liverpool, Manchester et Londres, qui l’importent avant de l’exporter vers toute l’Europe car, en France, le poids des producteurs d’eau-de-vie de vin retarde l’arrivée de cette nouvelle boisson caribéenne. Les Anglais emploient depuis longtemps le mot « Rum » et les Français le mot « Tafia ».

Le besoin de main d’œuvre pour cultiver la canne à sucre et fabriquer le rhum impulse le funeste commerce triangulaire et la traite des noirs. Le rhum devient aussi monnaie d’échange entre les métropoles du vieux continent, les colonies et les côtes d’Afrique.

5. Quel était le plus grand port d’exportation de Rhum des Caraïbes?

Le XIXe siècle annonce l’ère de son anoblissement. Les progrès techniques induits par l’utilisation de la vapeur sont mis à profit pour améliorer la qualité des rhums. La colonne à distiller fait son apparition, permettant une distillation en continu et une meilleure concentration en alcool dès le premier passage. Des nouveaux producteurs prennent les rênes du commerce et de la production en Martinique et en Guadeloupe, dont l’industrie du sucre et du rhum profite de l’effondrement de la concurrence que représentait Saint-Domingue, devenue depuis 1804 la jeune république haïtienne.

La crise du sucre affecte un temps la production du rhum dans l’ensemble de la Région, à la suite de l’introduction en France de la production de sucre de betterave en 1812. C’est peu après que les petits planteurs se reconvertissent dans la fabrication de rhum agricole (ou « rhum z’abitant », ou « rhum de vesou »). Parallèlement, le rhum bénéficie des différents fléaux qui s’abattent sur le vignoble français.

En 1897 la Martinique distille plus de 18 millions de litres et la Guadeloupe près de 4 millions. La ville de Saint-Pierre a compté à elle seule dix-neuf distilleries où sont traitées les mélasses de la plupart des autres îles voisines et devient le cœur névralgique de l’univers du rhum et sa capitale mondiale pour l’exportation. Mais la catastrophe de l’éruption de la montagne Pelée, en 1902, ruine un temps la position de la Martinique. Les affaires vont reprendre à partir de Fort-de-France, mais c’est la Première Guerre mondiale qui va sortir l’île de la crise. La demande d’eau de vie, pour les soldats dans les tranchées et pour la fabrication d’explosifs, dope alors un temps de manière exponentielle la production de rhum des îles françaises.

Ce siècle est celui des vrais distillateurs, moment charnière où les grandes familles sucrières donnent naissance aux grands maîtres du rhum. Chaque distillerie, chaque maison, se munit dès lors de pochoirs spécifiques, pour imprimer leurs marques sur les fûts de leur production.

Utilisés plus tard sur les étiquettes et les affiches publicitaires, ces marques de fabrique participent à créer un imaginaire teinté d’exotisme et de sensualité destiné à faire rêver et à séduire de plus en plus d’amateurs à travers le monde.

6. Qui a obtenu la première certification AOC pour son Rhum agricole?

La Guadeloupe compte, en 1939, cinquante-cinq distilleries. Les rhums Bellevue/Damoiseau sont exportés dans plus de quarante pays. Marie-Galante est la dernière île à sucre des Caraïbes. En effet, alors que la canne à sucre disparaît des Antilles, elle reste très présente à Marie-Galante, où les traditions survivent comme les fameux « bœufs-tirants » et les « cabrouets ». Autrefois appelée l’île aux cent moulins, elle en compte encore aujourd’hui quatre-vingt trois.

Sainte-Lucie a changé quatorze fois de puissance occupante. La production de rhum n’y a jamais été très importante. La canne n’y est plus cultivée, mais l’unique distillerie de l’île est toujours en activité. L’un de ses rhums, l’Amiral Rodney, a été ainsi nommé en mémoire de l’Amiral britannique qui a infligé une défaite à la flotte française en 1782 lors de la bataille des Saintes au large de la Guadeloupe…

Antigua fabrique du rhum depuis le 18e siècle. A Grenada, « L’île aux épices », se trouve la plus ancienne distillerie des Antilles (River Antoine) à fonctionner encore avec un moulin à eau du 18e siècle.

Les îles de Saint-Christophe et Niévès ont une place importante dans la production de sucre au 18e siècle et ont encore aujourd’hui une récolte de qualité. La sucrerie Saint-Christophe est encore particulièrement renommée pour sa qualité.

A Saint-Vincent et les Grenadines, Saint-Vincent Distillers est créé sur les contreforts du volcan de La Soufrière, dans les années 1900 quand le sucre y est la culture principale mais sa production est rendue plus difficile quand la banane remplace la canne à sucre comme principale source de l’économie locale.

La Guyane en 1764 dépense 50 000 livres par an pour distribuer du tafia aux soldats et ouvriers alors que cela est interdit pour les troupes coloniales par suite des ravages qu’il cause. Cette ordonnance ne s’applique pas à la Guyane. Le tafia produit sur place, notamment par les missionnaires jésuites, l’est en trop faible quantité et doit être importé de la Martinique en échange de bois de construction. Une distillerie et une seule subsiste à Saint-Laurent-du-Maroni, à la lisière de la forêt amazonienne dans l’ouest du territoire. On en comptait encore une petite vingtaine dans les années 30.

En 1939, la Martinique dispose de 124 distilleries. Son rhum agricole qui fait la spécificité de sa production, devient, en 1996, le premier spiritueux à obtenir la certification AOC, qui en garantit la qualité et l’authenticité et permet à l’île de devenir un terroir d’excellence et la capitale mondiale du Rhum.

Tous ces rhums racontent l’Histoire partagée de la Grande Caraïbe et sont des expressions de leurs identités, à découvrir sur les Routes Bleues Mythiques.